Lost in Muldai
Jusqu’ici le trek est très – trop ? – confortable. Nick et moi avons le même rythme et une petite routine s’est installée. On marche d’un bon pas, sans forcer et tout en admirant le paysage, mais le temps de marche est significativement plus court que ce qui était annoncé dans les guides. On se lève vers 6-7h du mat’, on déjeune, on marche environ 3-4h et et vers midi l’étape est déjà terminée. Pour pallier à cette impression de trop peu, on a décidé de rallonger un peu la journée. Aujourd’hui on s’est levé vers 4h pour escalader Poon Hill, qui est un point de vue réputé dans la région. Après une petite heure de marche, on profite effectivement d’un magnifique lever de soleil sur l’Annapurna.
Le plan c’est ensuite de prendre un chemin alternatif par rapport au trek de base. Au lieu de filer vers Tadapani, on va monter encore un peu plus haut, sur Mulde Hill (aka « Muldai Point of View ») avant d’aller dormir à Dobato. A l’intersection de Deurali, on tombe sur une carte qui contredit la nôtre. Plusieurs guides nous confirment cependant la direction à prendre. Une jeune trekkeuse new-yorkaise nous fait cependant cette déclaration qui s’avérera assez juste : you might go off track, but it will be fun.
- Muldai – Dobato : 30 min
- On pensait devoir escalader cette montagne…
- … mais on se retrouvera en réalité bien plus haut.
On bifurque donc, délaissant le trail principal pour un trail secondaire totalement désert. On aperçoit au loin ce qui nous semble être le Muldai, en tout cas une montagne bien raide. Le chemin est bien balisé, entouré d’un très belle forêt qui nous protège du soleil. Après 2h de marche, nous arrivons enfin au sommet et on réalise qu’on est encore plus haut que prévu. Tout fiers, on s’offre une orgie de PB&J (un repas typiquement… américain : sandwich au beurre de cacahuète et à la confiture). Mais bon, le temps se couvre et avant la pluie, on se dirige rapidement vers Dobato qui n’est théoriquement qu’à… 30 minutes de marche.
Le problème c’est que le trail a disparu. Impossible de trouver un panneau ou une quelconque balise qui nous indiquerait la suite du chemin. Les seules traces humaines, ce sont des restes de cabanes (vaguement inquiétants pour quiconque a vu The Blair Witch Project). Néanmoins, on connaît la direction générale, on aperçoit au loin des bâtiments bleus qui sont probablement des guest-houses. Fort de nos conclusions, nous amorçons donc la descente, on finira bien par retomber sur le trail en cours de route.
Nous serpentons entre les rhododendrons et les rochers, mais la forêt s’épaissit. Bientôt les bambous remplacent les arbres et pour avancer, je suis contraint d’écarter et finalement d’écraser les bambous (merci à Nick qui enrichit mon vocabulaire avec ce nouveau terme anglais : le bushwacking). A quelques reprises je manque de m’empaler dessus et je décide de ralentir la cadence. Si l’un de nous se blesse ici, on est vraiment dans la merde. Nick reste un peu en retrait, d’une part parce qu’il porte un énorme sac à dos, d’autre part parce qu’il n’a toujours pas digéré le Dal Bhat d’hier soir. Du coin de l’œil, je vois qu’il souffre en silence. De temps en temps j’entends un go ahead, I’ll join you in 2 minutes et il s’écarte du chemin pour laisser libre court à ses bowel movements. Les bambous deviennent plus épais et plus denses, à un moment je ne parviens plus à les bushwacker. Nous longeons un ruisseau à sec depuis quelques temps et la seule solution est désormais de marcher dans le lit du cours d’eau qui passe sous les bambous. On avance courbé et la fatigue commence à se faire sentir. Il n’est que 14h, mais l’air de rien, nous avons déjà marché près de 10h, avec quelques pauses.
Le ruisseau rejoint finalement une rivière plus large et l’eau coule à flot cette fois. Du coup, les rochers sont recouverts de mousse et deviennent super glissant… Je mesure chaque enjambée très précautionneusement mais Nick commence à avoir du mal à tenir à la cadence. Par ailleurs le ciel se couvre toujours plus et la luminosité baisse. Le soleil se couchera vers 18h, ce qui nous laisse quelques heures pour rejoindre la civilisation… mais à ce rythme il n’est pas certain que nous parviendrons à quitter cette jungle avant la nuit.
Après quelques glissades, heureusement sans conséquences, je commence à envisager sérieusement de camper ici et à chercher un abri. S’il se met à pleuvoir, ce sera encore plus compliqué. Alors que Nick s’absente pour se soulager, je fais le bilan : après tout, on a de l’eau, de quoi la purifier et de la nourriture ; finalement passer une nuit dans la jungle est peut-être moins risquée que se casser une jambe en continuant à avancer. Je n’ose pas encore en parler à mon coéquipier qui revient tout pâle en serrant les dents ; il semble prêt à en découdre encore un peu. Nous reprenons la descente jusqu’à ce que la forêt s’éclaircisse légèrement. Un détail attire mon attention : quelques déchets jonchent la rivière à cet endroit. En regardant plus attentivement : oui il s’agit bien d’un chemin !
Tout sourire, je fais signe à Nick de me rejoindre, on a rarement été aussi content de trouver de vieux paquets de clopes en pleine nature. Au bout d’une demi heure, on distingue à nouveau les guest-houses, elles sont toutes proches cette fois. Un villageois nous attend alors que nous surgissons des bois, il nous a vu arriver de loin. Il nous regarde d’un air surpris quand on lui dit qu’on vient du Muldai ; comme il peut le constater, nous n’avons pas emprunté le trail officiel. Mais d’après ce qu’il nous dit, nous ne sommes peut-être même pas passé par le Muldai proprement dit, qui était apparemment un peu plus loin. Il hoche la tête (à l’indienne, donc ni-oui-ni-non), very very dangerous. Sans blague. On est à Dobato ? No, Isaru. On est sauvé en tous cas.
Tea ? Évidemment !


